Oeuvres / Wang Fô ou la couleur des songes¹
Cantate mélodramatique
pour 2 acteurs, voix, orchestre et ensemble de gagaku,
d'après la 1ère des "Nouvelles orientales" de
Marguerite Yourcenar
Cantate mélodramatique
En art, et en peinture comme en musique,
il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes,
mais de capter des forces.
Gilles Deleuze
Le thème des « Nouvelles orientales », suggéré par Laurent Teycheney pour une production de l'ensemble Muromachi, a rapidement éveillé mon enthousiasme. Le premier conte (« Comment Wang-Fô fut sauvé ») de Marguerite Yourcenar me replongeait d'emblée dans cette « Chine bleue des Tang » qui éclaira naguère la musique de Li Po ou de mes Éclats de lune. Il rafraîchissait également des récits japonais comme ce « Tableau qui avait une âme » dont la légende célèbre à Kyoto depuis le 16e siècle fut reprise notamment par Lafcadio Hearn.
Ensuite, l'histoire du vieux peintre Wang-Fô, ne pouvait qu'affiner mon goût pour la peinture et la calligraphie qui avaient déjà fait naître mes Vibrations chromatiques et révélé les résonances de tableaux chatoyants.
Avec Wang-Fô ou la couleur des songes, plusieurs motifs musicaux font écho aux images picturales que dessine le verbe poétique de Yourcenar et les subtiles expressions japonaises qui le traduisent. Comme Wang-Fô qui « avait le pouvoir de donner vie à ses peintures par une dernière touche de couleur » (scène 3), j'ai donc exploré les multiples timbres que m'offrait l'ensemble Muromachi pour tenter à mon tour d'ouvrir « les portes magiques » (scènes 5 et 8) d'un royaume sonore inouï.
C'est ainsi que le frémissement des kotos et autres shakuhachis évoquera le miroitement des êtres qui se flétrissent, « comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d'été » (scène 2). Que d'étranges effets de hautbois ou hichiriki mêlés aux percussions accompagneront le sacrifice de la femme (modèle du peintre) ou la décapitation de Ling, le fidèle disciple (scène 6). Que le jeu des violons et violes de gambe, parfois incisif comme les « hachures » du pinceau, prolongeront avec une certaine violence ce registre de mort (scènes 5 et 6). Qu'un mouvement perpétuel - mais toujours intermittent, discontinu, remodelé - animera les claviers et tout l'orchestre au gré des diverses scènes, comme pour signifier une vie nouvelle au-delà de l'impermanence des choses. Que les groupes instrumentaux dispersés dans l'espace scénique figureront la complémentarité - et non l'opposition - du jour et de la nuit, du masculin et du féminin, du pinceau et de l'encre...
Ces quelques mentions suffiront à dire comment, par les sortilèges de l'art, la mort est sublimée et vaincue par la création de Wang-Fô qui, lui, « règne sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir ». Comment, en contemplant la nature, l'artiste éprouvera les pulsations de l'univers, à l'instar du peintre mythique qui « s'emparait de l'aurore et captait le crépuscule » (scène 1). Et comment, s'oubliant lui-même, il ira, navigant sur son « frêle canot, grossi sous les coups de pinceau » (scène 8) jusqu'au « pays au-delà des flots », jusqu'à la «grande image»³.
¹Commande de l'Etat Français, 2013.
²in Lafcadio Hearn, Le mangeur de rêves, 10/18, 1980, p. 243-254.
³Laozi, ch.35, « Celui qui détient la grande image, peut parcourir le monde. Il le fait sans danger, partout il trouve paix, équilibre et tranquillité », in Philosophies taoïstes, Gall. «Bibl. de la Pléiade», 1980, p.38.