Oeuvres / A Corinna
pour quatuor à cordes, Op. 18¹
Commande de Radio-France
Quatuor Chilingirian, Londres (1988)
durée totale : 8'40''
L'étude de la musique fait appel à deux facultés :
La sensation auditive et la pensée.
Aristoxène de Tarente, Principes d'Harmonique.
Premier quatuor de Bruno Ducol, “A Corinna” résulte d'une commande de Radio-France pour cette série de concerts consacrée à l'intégrale des quatuors à cordes de Schubert. La perspective ainsi tracée s'avère cependant peu contraignante. La référence à Schubert, ici, se limite en réalité à un certain nombre de traits d'écriture, voire à des réminiscences thématiques précises. Mais pour Bruno Ducol, il ne s'agit nullement de se confronter à un modèle, ni a fortiori d'en reproduire les arêtes les plus saillantes. L'évocation passagère du thème initial du “Quartettsatz” en ut mineur de Franz Schubert
de même que l'usage du trémolo, ou encore l'alternative “fortissimo”/”piano subito”, sont en fait soumis à une pensée plus vaste, très différente de celle du modèle viennois.
Si révérence il y a, le titre du quatuor en donne la clé : à Corinna, poétesse du VI° siècle avant J.C., Bruno Ducol emprunte la prosodie, ou plus exactement certains de ses éléments constitutifs, véritables cellules rythmiques qui fournissent le matériau du quatuor. Cette prééminence du rythme dans le quatuor de B. Ducol, cependant, ne se limite pas à la notion d'objet rythmique. Elle détermine en fait la pensée entière. D'abord parce que les “cellules” rythmiques en question sont interprétées, selon les cas, comme des microcosmes destinés à se déployer, ou au contraire comme la charpente elle-même de chacune des parties, jusqu'à ce macrocosme qu'est le quatuor dans son entier. Ensuite parce que l'idée du rythme est aussi celle de la danse, un rythme fondamental qui régit le mouvement musical, bien au-delà de ses manifestations miniaturistes dans l'artisanat de la composition.
Cet élan, cette énergie première, comparable à celle d'un Varèse ou d'un Stravinsky, donne toute son efficacité à ce quatuor, et aussi sa clarté. Mais la musique de Bruno Ducol est aussi un univers mouvant et sensitif, où les variations de timbres (en particulier dans la seconde partie) colorent le rythme et mettent en lumière sa mobilité.
La métamorphose perpétuelle des rythmes et des couleurs donne d'ailleurs son nom à trois oeuvres importantes de B. Ducol : “Métalayi” (“métamorphose” en grec) n°1, n°2, et n°3 (1977, 1983 et 1989) ; “Passages” (1988) relève aussi de cette idée.
Ce paradoxe apparent entre l'énergie rythmique, la conception rationnelle du temps et l'art beaucoup plus impressionniste de la polychromie instrumentale est peut-être le fondement même de ce quatuor. Il représente en tout cas un véritable prolongement de cet autre paradoxe, romantique, entre le modèle classique du quatuor à cordes venu de Haydn et Mozart, avec ses limites formelles et ses cadres harmoniques, et l'univers schubertien où se mêlent, comme dans la musique de Bruno Ducol, le cérébral et le sensuel, la vitalité et le lyrisme.
Hélène Pierrakos (1989).
1 Dédié "A mon père et ma mère", A Corinna est publié chez Notissimo - Leduc, Paris 2000.